Le coût du conservatisme orthographique

Matti Schneider (FR)
4 min readNov 26, 2023

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Dans la continuité d’une bataille contre des « dérives orthographiques » présentées comme un « péril mortel » pour la langue française, les personnes élues au Sénat (🧌😜) proposent une loi qui va jusqu’à limiter l’usage d’un marqueur répandu depuis des décennies malgré ses défauts largement documentés : le E « entre parenthèses ». Le tout avec un coût d’adaptation non négligeable pour les entreprises et les acteurs publics.

Avant d’aller plus loin et de vous énerver si vous voyez « mal quel est l’objectif poursuivi » par l’écriture inclusive, lisez ce billet.

Une façade massive indiquant le nom d’une entreprise : « Patriarche Père & Fils ».
Façade, Beaune, Bourgogne (France), 2019

La proposition de loi n°1816 adoptée par le Sénat cherche à interdire là où c’est possible les « pratiques rédactionnelles et typographiques visant à […] substituer à l’emploi du masculin, lorsqu’il est utilisé dans un sens générique, une graphie faisant ressortir l’existence d’une forme féminine ».
Pour les acteurs publics, l’instrument utilisé est l’amendement de la loi Toubon, qui rend obligatoire l’usage du français par l’administration (en décrétant que l’emploi de l’écriture inclusive disqualifierait la qualification de langue française, article 1).
Pour les acteurs privés, l’instrument choisi est de rendre « nul de plein droit » « tout acte juridique » qui en ferait usage (article 2).

Dès lors, si l’on considère qu’écrire « vous serez obligé(e) », « vous seul·e êtes responsable de votre code secret » ou encore « en tant que formateur(-trice) » sont des « pratiques rédactionnelles et typographiques […] faisant ressortir l’existence d’une forme féminine », alors tous les documents contractuels (conditions d’utilisation, de vente, de transport…) qui utilisent une telle forme seront « nuls de plein droit ». J’ai voulu estimer quelle proportion d’acteurs privés devraient modifier ces documents complexes et coûteux à (faire) rédiger si cette loi était adoptée.

Sur un échantillon de 111 services B2C majeurs en France, 43% devront réécrire leurs documents contractuels au masculin pour effacer la neutralité de genre si la loi n°1816 est adoptée.

Open Terms Archive est un commun numérique qui enregistre publiquement chaque version des conditions d’utilisation des services en ligne. Grâce à sa collection France, qui contient les conditions de 111 services référencés par l’UFC Que Choisir comme B2C majeurs en France, j’ai pu quantifier en une dizaine de minutes ce dimanche le nombre de services ayant des contrats qui font « ressortir l’existence d’une forme féminine » : 48 sur 111 utilisent « (e) », des slashs, voire le point médian (ce qui est une très bonne pratique d’accessibilité numérique) pour faire apparaître la neutralité de genre. Comme Open Terms Archive consolide tous ces documents, une simple recherche textuelle de ces différentes formes permet d’évaluer la conformité des services avec cette proposition de loi.

Imaginons que je réserve un billet d’avion chez Air Corsica. On me refuse l’embarquement car je suis arrivée avec 10 minutes de retard. Puis-je me retourner contre le transporteur au prétexte que sa clause 7.2 est nulle puisque rédigée « vous devez être présent(e) à la porte d’embarquement au plus tard à l’heure que nous vous avons indiquée par écrit » ?
Est-ce que Vinted pourra dire de son engagement que ses clients ne soient pas « soumis(e) à un traitement discriminatoire » qu’il n’est pas opposable ?

Certes, d’après l’article 2, cette « loi s’applique aux contrats et avenants conclus postérieurement à son entrée en vigueur », et après 6 mois pour l’achat de produits. Mais dans tous les cas, cela fait courir un risque juridique que les entreprises voudront réduire. Dès lors, il faudra réécrire ces documents contractuels de plusieurs dizaines de pages, certainement en faisant appel à un cabinet spécialisé pour vérifier l’absence d’impact légal inattendu. À quel coût ? Pour quel résultat ?

Et le secteur privé n’est pas le seul impacté : combien d’acteurs publics fournissent à des usagers des « contrats » qui reconnaissent par l’écrit le fait que des personnes autres que des hommes peuvent utiliser un service public ? Je n’ai malheureusement pas de données Open Terms Archive pour répondre aussi rapidement, mais une rapide recherche sur le web montre que cela arrive bien, depuis des départements jusqu’au Conseil d’État.

Merci la loi n°1816, mon « contrat d’engagement réciproque » du RSA est nul de plein droit.

Qu’on ne s’y trompe pas : bien évidemment, la première raison de s’opposer à une telle loi est politique : c’est un acte réactionnaire qui rêve d’ancrer dans la loi l’idée de 1767 selon laquelle « le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle ». On pourrait aussi se demander sur quel mandat le législateur serait fondé à règlementer ce qui est constitutif ou non de la langue française, qui dépasse la France. Quid du contrat d’une entreprise québecoise, est-il nul de plein droit s’il est signé par des client·e‧s français·es ?

Cette proposition de loi est portée par un parti politique qui prétend prôner l’efficacité économique. J’espère démontrer ici qu’en plus d’être rétrograde, renforcer le patriarcat, ça va coûter cher à tout le monde. Il est encore temps pour les député·e‧s d’arrêter cette absurdité. Je vous encourage à regarder les positions de chacun‧e par les amendements déposés, c’est instructif.

A graffiti on a wall showing a man silhouette and a woman silhouette with an equal sign inbetween.
Graffiti, La Gomera, Islas Canarias (Espagne), 2021

Merci à Anouchka pour les références et la relecture, à Rike pour avoir fait le lien avec Open Terms Archive, et à Daniel et Clément pour les encouragements.
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Matti Schneider (FR)
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Written by Matti Schneider (FR)

Ingénieur transdisciplinaire nomade. Services publics numériques @OpenFisca. Lead @AgileFrance. Ex Core @BetaGouv @MesAides @GovtNZ. Compte 🇫🇷 de @matti_sg.

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