Pourquoi je pars de beta.gouv.fr

Matti Schneider (FR)
6 min readJul 26, 2017

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J’ai rejoint les Startups d’État en septembre 2014, pour y créer Fiche de paie simplifiée en 6 mois, ce qui allait devenir Simulateur de coût d’embauche. À l’époque, nous étions 8, dans la « grotte ».

Après 6 mois, mon contrat a été renouvelé une première fois et je suis intervenu en particulier sur Mes Aides. Puis une seconde fois, cette fois pour deux ans, et pour un des premiers rôles que j’ai appelé de « Permanent », que je souhaitais transverse pour faire grandir non pas seulement des Startups d’État, mais bien un Incubateur. Aujourd’hui, notre communauté compte plus de 70 membres actifs.

J’ai décidé de quitter l’incubateur au moment où j’ai signé mon contrat de deux ans, en octobre 2015. Plus précisément, je me suis fixé comme condition de signature de ce contrat le fait de ne pas le renouveler.

Je suis fier

  • D’avoir fait passer Mes Aides de 50 à 10 000 utilisateurs quotidiens avec deux équipes exceptionnelles.
  • D’avoir rapproché OpenFisca des communs numériques.
  • D’avoir investi autant pour préserver notre horizontalité, même en croissance. Et qu’on y soit arrivés.
  • D’avoir documenté nos pratiques sur un wiki public. Et que la communauté l’ait rendu aussi complet.
  • D’avoir publié des règles d’écriture épicène. Elles mènent parfois encore à débat, mais elles ont été et restent un moyen majeur de sensibiliser aux questions de genre dans les interfaces numériques.
Collector : la réunion du 24 juin 2015 où j’explique au SGMAP pourquoi il nous faut le nom de domaine beta.gouv.fr (et un autre moins visible, et aussi un truc comme « api.gouv.fr »).
  • D’avoir lancé notre marque avec le nom de domaine beta.gouv.fr et en la présentant dans plus de 15 conférences à travers départements français et capitales européennes.
  • D’avoir réuni 18F, GDS et l’Agid à l’occasion du sommet OGP, et montré ainsi que modernisation et ouverture sont un mouvement mondial.
  • D’avoir expliqué ce que peut être la transformation numérique à l’ENA, au Conseil d’État, à la Cour des Comptes. Seule la compréhension du mouvement par ces instances pourra garantir sa pérennité.
  • D’avoir imprimé ce satané logo en géant !

Et surtout, je suis fier d’avoir travaillé avec et recruté autant de personnes excellentes. Je suis fier de tout ce que nous avons accompli, appris et transmis ensemble.

« beta.gouv.fr c’est super ! » — Hymne de l’Incubateur, Grand séminaire grand.

Je me suis senti parfaitement à ma place là, malgré les difficultés et la fatigue que peut représenter un environnement dans lequel on doit convaincre en permanence. J’ai rejoint le service public pour apporter ma pierre à un édifice qui appartient à tou·te·s, et j’ai la sensation que les fondations que nous avons creusées sont belles et solides. Et il y a encore tant à faire !

Alors, pourquoi le choix de partir ? Simplement pour pouvoir continuer à apporter autant que j’ai pu le faire, et par respect pour ce que nous construisons.

Ne pas s'épuiser

Personne ne peut s’indigner tout en restant généreux et pédagogue en permanence pendant des années.

J’ai rencontré au cours de ma première année de nombreux agents publics qui essayaient de changer le fonctionnement de leur administration. J’ai toujours observé et, lorsque l’occasion s’en présentait, discuté de l’évolution de leur rapport au travail.

Toute ? Non. Un open-space résiste encore et toujours à la grisaille.

Il est devenu clair que pousser au changement sans interruption plus de 5 à 6 années mène la majorité des personnes à être soit désabusées par le constat que la machine est plus grande que nos efforts pour la changer ; soit à s’aigrir en rejetant cette idée sans pour autant faire le choix de cesser de tenter de changer les choses.

Les quelques personnes qui évitaient ces écueils étaient généralement celles qui avaient appris à naviguer les fonctionnements administratifs pour aboutir à des résultats malgré la structure. J’en ai vu des exemples exceptionnels. Mais à quel point questionne-t-on encore les failles d’une organisation quand on les exploite ? Et surtout, cela est-il compatible avec les missions d’une structure comme l’Incubateur, qui se veut systématiquement innovante ?

Ne pas être un frein

Toute accumulation de pouvoir devient un frein à l’innovation et à l’évolution d’une structure, puisque ces évolutions peuvent remettre en question les équilibres de pouvoir, et que les personnes qui le détiennent ont toujours plus à perdre que les nouveaux entrant·e·s.

Au vu des principes et des valeurs de l’Incubateur, de son absence de hiérarchie formelle, l’influence se gagne par la compétence, mais aussi par la capacité à convaincre et par l’ancienneté. Une méritocratie certes, mais aussi une grande-gueulaucratie et une chronocratie. Rien de condamnable en tant que tel : c’est le lot probablement inéluctable de toutes les do-ocracies. Le règne des faiseurs devient dans le temps celui de ceux qui ont fait, sans nécessaire perte d’efficience mais avec une probable dilution des principes.

Je sais que je ferai toujours ce qui est en mon pouvoir pour limiter l’impact de cette accumulation, mais je ne peux pas lutter quand elle est le fait des autres, à commencer par celles et ceux qui plaquent bien naturellement les schémas habituels de répartition du pouvoir sur une organisation qui pourrait fonctionner autrement. Ce qui signifie qu’en période de grande croissance, il faut démontrer et convaincre non seulement à l’extérieur, mais même à l’intérieur.

Je ne me crois pas plus fort que tous ceux qui m’ont précédé. Je suis autant humain qu’eux, et je ne vois pas pourquoi j’arriverais plus à faire changer ce qui a résisté à tant d’efforts, ni pourquoi je serais celui qui résisterait à l’ivresse du pouvoir par sa seule force de volonté. Tous les changements profonds se construisent sur les efforts accumulés de générations successives. Et comment savoir si on accélère ou ralentit ce processus quand on dit « on a déjà essayé » ? À quel moment franchit-on la barrière entre être un guide et être un frein ?

Assurance

Si je ne me crois pas plus fort que les autres, alors je n’ai pas non plus de raison de croire que je réussirai à tenir l’engagement que je prends vis-à-vis de moi-même de ne pas renouveler ce contrat, de résister à la peur de l’inconnu qui suivra nécessairement cette rupture. Surtout dans un contexte où j’aime autant mon travail, où j’apprends autant, où j’apprécie les personnes avec qui je travaille au quotidien, où je me sens libre, reconnu et respecté. Et puis, que faire après une telle aventure ? J’ai toujours aligné mon travail avec mes convictions, et je sais bien à quel point l’éthique d’une structure est conditionnée à son modèle d’affaires. Peu sont aussi sains que celui utilisé par le service public.

Keynote de l’AgileTour Sophia 2016 — Scribing par Bruno Forand

J’ai donc du construire un garde-fou. Le seul qui puisse tenir, c’était celui d’un projet plus grand encore que celui de l’incubateur, plus grand encore que celui de vouloir « sauver la France ». Une seule envie est aussi forte en moi que celle du bien commun : celle de découvrir et comprendre le monde.

Antipodes

C’est pour cela que j’ai construit le projet d’aller à l’autre bout du monde. Je l’ai construit consciemment, avec d’autres, pour exploiter l’engagement social et la dissonance cognitive pour m’aider à résister à la peur de la perte et de l’inconnu qui apparaîtront forcément au dernier moment.

En septembre 2017, je monterai dans un train. Je m’arrêterai à Nice. Puis à Moscou. À Iekaterinburg. Novossibirsk. Irkutsk. Ulan-Bator. Beijing. Shanghai. Je prendrai le transsibérien jusqu’à l’autre bout du continent eurasien, et j’irai en bateau jusqu’au Japon, d’Osaka à Sapporo. En décembre, j’atterrirai à l’autre bout du monde, au sens propre.

Des Alpes du Nord aux Alpes du Sud en passant par les Arupusu, la Nouvelle-Zélande sera mon nouveau terrain d’exploration. Fini les alertes pollution, les agendas surchargés, la grisaille et les soirées qui se terminent au dernier métro… en tous cas pour quelques temps.

Bref, j’ai fait mon tour de garde.

Et c’est peut-être à toi, lectrice, lecteur, de prendre ma relève 😃 Plusieurs postes sont ouverts chez nous. On a besoin de toi 💪

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Matti Schneider (FR)
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Written by Matti Schneider (FR)

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